Hamadi Agrebi : L’éternel magicien

Hamadi Agrebi : L’éternel magicien

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C’est une scène du début du film ‘La Coupe’, de Mohamed Dammak (réalisé en 1984 et sorti en sallesen 1986). L’un des supporters -espérantistes- autour duquel se déroule l’intrigue du film, interprété par Hassen Hermes, regarde les portraits encadrés de joueurs, logiquement tous de l’EST. Tous sauf un, Hamadi Agrebi, auquel il s’adresse en lui disant « toi, dommage, tu n’es pas des nôtres, mais quel artiste ! ». Jamais une opinion n’a été aussi unanime (avec un bémol pour les clubistes sfaxiens qui eux pouvaient dire qu’il était des leurs).
Le plus fort
Cette introduction aurait aussi bien pu relater le défi réussi (en costume et chaussures de ville) par un Hamadi Agrebi quadragénaire lors d’une émission de Néjib Khattab, où il plaça exprès la balle dans les quatre espaces différents laissés dans une cage de handball ‘murée’. Selon son ancien coéquipier Raouf Najar, son aisance technique était telle que Agrebi aurait pu être le meilleur de tous et il se contenta d’être le plus fort. Car il y avait du Garrincha en lui, qui jouait pour le ‘kif’ et pour son plaisir autant que pour celui des spectateurs. Qui ne l’a jamais vu jouer ne peut comprendre -c’était un artiste au sens le plus pur du terme, et c’est pour cela qu’il a sa place dans une radio culturelle (même si on ne jugera pas la qualité esthétique de la statue qui lui a été consacrée). Car oui, Hamadi Agrebi a été statufié de son vivant, au sens propre il y a peu, et au sens figuré dès son adolescence.
La première ‘kristique’
Lorsqu’il le découvrit au hasard d’une partie de quartier sur terrain vague, Milan Kristic, qui fit entrer le Club Sfaxien dans le football moderne, se demanda ce qu’il pourrait encore apprendre au jeune Hamadi tant l’adolescent donnait l’impression d’avoir vingt ans d’expérience dans son jeu. Alors qu’il n’était pas vite enthousiaste, le technicien yougoslave prédit même à l’adolescent une envergure qui éclipserait Noureddine Diwa, la star tunisienne de l’époque. Et de fait, le futur ‘éternel magicien’ se hissa au moins au niveau du ‘petit Kopa’.
Agrebi avait, en plus de cette aisance technique innée servie par une vision de jeu parfaite, ce quelque chose en plus qui faisait qu’en plus de le respecter pour son talent, nous l’aimions pour son caractère.
Parce que le numéro 8 du CSS nous donnait l’impression, même en Coupe du Monde ou devant des dizaines de milliers de spectateurs, d’évoluer comme s’il était toujours en train de jouer avec ses copains du quartier. Il y avait du Garrincha dans cette attitude, disais-je plus haut, mais à l’instar de Pelé, quelques-uns des buts que le 8 sfaxien ne marque pas (ou se vit refuser…) furent de par leur génie tout aussi exceptionnels que s’ils les avait réalisés. Tomaszewski fut le gardien le plus chanceux de la Coupe du Monde 1978, au cours de laquelle Hamadi brilla de mille feux. A 34 ans passés, quatre galeries de supporters différentes l’ovationnèrent à El Menzah pour ce qui aurait été un but d’anthologie (et du gauche) si Naïli n’avait pas été un grand gardien. Et Larbi Oueslati, arbitre du match du CSS à Kairouan en 1987, s’est excusé publiquement de l’inattention qui lui fit refuser le but du joyau du Majestic du centre du terrain. L’artiste avait alors 36 ans, et ne prolongeait que pour se faire plaisir et parce qu’à chaque fois qu’il évoquait sa retraite, l’émeute guettait.

Le chéri du public
Le public du B’siri, à Bizerte, qui n’est pas le moins exigeant, prit un jour fait et cause contre l’un de ses propres joueurs et réclama à l’arbitre qu’il n’expulse pas le meilleur de ses adversaires (qui avait pourtant eu le tort de répondre à la provocation de son garde-chiourme du jour) juste pour continuer à le voir jouer. Car Agrebi, comme nous tous, s’emportait parfois au cours d’un match ou quand l’esprit du jeu n’était plus respecté à ses yeux -au point de se faire exclure ou suspendre en plus d’une occasion. Peu à l’aise avec un trop plein de discipline et n’aimant pas les stages à répétition, il eut du mal à se faire à la rigueur de la sélection à ses débuts. Il fallut la maîtrise des Chetali pour profiter de son talent au maximum en sélection, en sachant doser idéalement les nécessités du groupe et la liberté de l’artiste.
Il y avait du Pelé en lui disais-je, et pas que sur le terrain : comme ‘O Rey’ se vit un jour restituer ses affaires par deux braqueurs qui venaient de le dévaliser à l’arrière de sa voiture et lui rapportèrent leur butin en s’excusant de ne pas l’avoir reconnu, on osa voler Agrebi. Ou plutôt ses mémoires, enregistrées sur cassettes par un journaliste à Sfax lequel eût le malheur de retrouver la vitre de sa voiture fracassée, la radiocassette disparue. La légende veut que les enregistrements soient revenus à son propriétaires -mais pas l’appareil.
Mais tout artiste qu’il fut, Hamadi Agrebi ne se ménagea jamais en termes d’efforts -un des secrets de sa longévité- et en paya le prix en blessures et en souffrance. Il subit entre autres une semaine de cécité suite à un match, dut se soigner un an durant entre France et Yougoslavie pour ne pas demeurer paralysé, et doit encore aujourd’hui faire avec les séquelles d’une carrière poursuivie jusqu’à 38 ans - son jubilé se tint le 20 mai 1989. Le stade Taïeb M’hiri fit un plein inégalé ce jour-là, et on y vint littéralement de toute la Tunisie pour saluer le magicien. Tahar M’barek reprit le micro pour l’occasion. L’émotion fut omniprésente, peu de regards restèrent secs et l’artiste en compagnie de son fils Moez y fit son tour d’adieu au son de ‘Ne me quitte pas’, de Jacques Brel, bouclant ainsi la boucle artistique.
Sagesse
Malgré cette adulation, malgré un palmarès long comme le bras courant des minimes aux séniors, Hamadi Agrebi demeura toujours d’une modestie et d’un bon sens exemplaires. Lorsque le Club Sfaxien se fit littéralement voler le titre africain en 2006, malgré sa déception, il rappela à tous les exaltés -lui dont la carrière en seniors avait débuté face Belcourt en championnat d’Afrique du Nord et qui fut capitaine du premier match du CSS en coupe d’Afrique- que parvenir en finale était en soi une performance.

Si l’initiative de la statue qui lui fut consacrée le prit de court, il refusa tout net lorsqu’il fut question de renommer le stade Taïeb M’hiri (‘stade municipal’ à sa construction en 1937)après lui. Même lors de  son jubilé, il déclara que l’évènement (que les dirigeants ne parvinrent pas à rééditer un an plus tard pour sa propre idole, Alaya Sassi) le dépassait et qu’il voulait que ce soit un hommage à tous ceux qui avaient souffert pour que le football soit un plaisir. Le football selon lui devait rester une affaire de ‘kif’, et nul ne le rendit aussi ‘kiffant’ que lui.