Le Phénix de la République

Le Phénix de la République

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La Tunisie ne fait décidément rien comme les autres, ni d’ailleurs comme elle-même s’attendrait à le faire. Elle passe vingt ans à voir des ‘dauphins’ attendre que le président Bourguiba disparaisse, et ce dernier est déposé avec assez de douceur et d’égards pour que cela tranche avec les habitudes du reste de la région ou du continent. Son successeur semble indétrônable ? Voici que tombe son régime en trois semaines d’une révolution qui aurait pu être bien plus tragique en termes de pertes humaines. Les processus transitionnels traînent en longueur et la violence politique croît ? Les élections ont tout de même lieu, les alternances se font, et les adversaires politiques se concertent. Et lorsque le premier personnage de l’Etat décède, hormis le cérémonial prévu en un tel et dramatique cas, rien de spécial ne se passe. Enfin, si, ses prédécesseurs et/ou adversaires lui rendent un hommage sincère. Là encore, on déroge aux habitudes régionales. Et cette anormale normalité est sans doute en termes d’hommage le plus beau que l’on puisse rendre au défunt président d’une République qui a si tristement fêté son anniversaire hier.

 

Une vie de symboles

 

Bien avant d’être le premier président démocratiquement et directement élu, Béji Caïd Essebsi, capable encore tout nonagénaire qu’il fut de discourir sans papier ou de répondre ‘en direct’ et du tac au tac à des jeunes venus débattre, a vu son parcours tout sauf linéaire se confondre souvent avec celui du pays, et dans plusieurs de ses strates. Issu d’une ancienne famille tunisoise mais grandissant entre Mateur et Hammam-Lif, prénommé en hommage au saint-patron de son lieu de naissance mais éduqué séculièrement au Collège Sadiki, ‘bourguibiste’ convaincu mais chaperonné dans son militantisme par le Dr. Ben Slimane, espérantiste comme son mentor Taïeb Mehiri mais avocat-stagiaire auprès de Maître Zouhir, son parent dirigeant clubiste, ‘Bajbouj’ incarna bien des versants de la société tunisienne et de son Etat.

 

Parfois, comme ici pour son départ pour un monde meilleur le jour-anniversaire de la proclamation de la République, cet amalgame historique se fit à son corps défendant. Ainsi, son mariage avec Chedlya Saïda Farhat, à qui vont toutes nos condoléances les plus attristées, eut lieu le jour du massacre de Sakiet-Sidi-Youssef -et le voyage de noces consista essentiellement pour lui à restaurer l’autorité de l’Etat. Pour un serviteur de ce dernier, en qui Habib Bourguiba avait personnellement imprégné la devise d’Auguste Comte « vivre pour autrui », une telle péripétie ne fut pas un réel sacrifice. Mais il demanda tout de même conseil à son épouse lorsqu’on le sollicita en février 2011 pour succéder à Mohamed Ghannouchi à la tête du gouvernement en pleine transition démocratique…

 

Boucler la boucle tout en avançant

 

Il y a une constatation étonnante à noter à combien d’égards le parcours de BCE fut une boucle, pas encore achevée d’ailleurs. Président d’honneur du C.O.Kram dans les années soixante, il en parraina  la fusion avec l’Etoile Goulettoise ? Président de parti cinquante ans plus tard, il se voulut un dirigeant d’union nationale. Ayant démarré sa vie professionnelle comme avocat dans le grand bouillonnement de la lutte finale pour l’indépendance du pays (il défendit Ahmed Tlili aux assises face à l’occupant), il l’acheva dans un autre grand bouillonnement, celui de la révolution et ses conséquences. Et si nul ne saura jamais ce que la Tunisie a évité en 1953 par la clairvoyance des néo-destouriens et de Mendès-France, il en va de même quant aux périls que Caïd Essebsi nous évita depuis 2011. Fidèle de Bourguiba depuis leur rencontre en décembre 1951 et l’épisode du bus, il a quelque part achevé la geste bourguibienne en mourant au sommet de l’Etat, dénouement prévu par et pour son mentor quelques trente ans auparavant, El Béji allant encore plus loin en concédant à l’inéluctable en un jour lourd de symbole. Et surtout, il aura mené à bien tant bien que mal une transition démocratique dont il fut l’un des initiateurs au sein du parti unique il y a de cela un demi-siècle.

 

Car nombre de détracteurs prompts à hurler tels des députés dont on diminue le traitement que Béji Caïd Essesbi fut ministre de l’intérieur lors de l’autocratique régime bourguibien oublient allègrement que le fidèle serviteur de ce dernier n’hésita pas à épauler Ahmed Mestiri dans sa tentative d’ouverture démocratique en 1970. Qu’il démissionna de la fonction publique en déclarant publiquement qu’il fallait que « la stabilité (…) réalisée par la fidélité à un homme soit relayée par une stabilité fondée sur des institutions démocratiques qui seules sont susceptibles d’assurer la permanence de l’Etat et de préserver les acquis…» Qu’il n’y revint que lorsqu’il y eut des promesses de démocratisation (non-tenues, nous l’avons tous su par après), au début puis à la fin des années 1980. Et qu’il osa -même timidement- se montrer critique envers la sept-novembrie benaliste dans ses écrits, avant le 14 janvier.

 

« La démocratie a droit à l’ingratitude »

 

Certes, Bajbouj l’homme politique n’est pas exactement identique à Caïd Essebsi l’homme d’Etat. Si le parcours du dernier est quasiment irréprochable (seule la mairie de Tunis qu’il brigua en 1986 manque à son curriculum), parachevé par son élection à la magistrature suprême en Octobre 2014, le premier a dû louvoyer. Pas une nouveauté pour un briscard des arcanes du pouvoir qui sut en son temps éviter l’enfermement dans un ‘clan tunisois’, damer le pion au tout-puissant Ahmed Ben Salah, parer aux ambitions d’un Tahar Belkhodja, s’affranchir de la tutelle de Wassila Bourguiba ou de la médiocrité de Mohamed Mzali. Mais forcément, tout comme la fonction de premier policier d’un pays peut prêter à des critiques, les vicissitudes du paysage politique d’une démocratie naissante et sujette à tous les périls peuvent réclamer des compromis, parfois douloureux. Le tout, servi sur fond de marasme économique. Le sentiment est cependant que Si El Béji ne le fit jamais sans conserver ce sens, cette certaine idée de l’Etat que personne ne peut lui nier. Et qui sait ce qu’il serait advenu de la Tunisie en 2013 s’il ne s’était entretenu avec le leader nahdaoui ?

 

Certes, Nidaa Tounes est plus une construction hétéroclite s’inscrivant ‘en opposition à’ qu’une formation politique porteuse d’un projet constructif (même si elle en eût). Certes, une forme de népotisme, réel ou fantasmé, a entaché l’action de BCE durant cette période partisane. Et assurément, nombre des électeurs de 2014 se sont sentis floués lors de l’alliance post-électorale. Mais pourquoi diable les premières formations vers lesquelles se tourna le président élu refusèrent-elle de former alliance avec son parti, l’obligeant à se tourner vers son principal adversaire pour sortir de l’impasse institutionnelle ? Rien ne faisait plus horreur à cet homme d’Etat que la paralysie de ce dernier. Ne confiait-il pas il y a encore peu que nous avions perdu nombre d’opportunités au cours de ces cinq dernières années ? Et s’il avait inconsciemment joué un dernier tour de passe-passe politique en nous quittant, forçant ainsi la situation pré-électorale à se décanter ? Rien n’est pire que l’inaction des hommes de bien.

 

L’héritage à préserver

 

Aujourd’hui, la dépouille du président de la République a été emmenée de l’hôpital militaire (encore une exception tunisienne, malgré nos hôpitaux déliquescents) au Palais de Carthage. Tout du long ou presque, il y avait des gens. Hommes, et femmes. Jeunes, et moins jeunes. Certain(e)s avec des drapeaux, d’autres pas.  Certain(e)s en pleurs, d’autres juste tristes. Certaines voilées, d’autre pas. Certain(e)s là exprès, d’autres par hasard. Certain(e)s priant, d’autres pas. Certains au garde-à-vous, d’autres pas. Les seuls blindés et les seuls uniformes étant ceux composant le cortège funèbre. Cette normalité, encore une fois, cette diversité, sont un premier hommage à Béji. Elles lui sont en grande partie due -si pas dans leur conception, du moins dans leur préservation. Que pour la première fois la Tunisie inhume son chef de l’Etat sans que le régime en place ne travestisse ses funérailles, sera un second hommage réussi au défunt.

 

Mais la boucle ne sera bouclée, et son action ne sera parachevée que si les dires de Beji Caïd Essebsi sont confirmés : « Je vous demande de travailler avec ceux qui vont nous succéder et je suis convaincu que la Tunisie s’en sortira. » Ou comme il le dit aux plus jeunes -qu’il qualifia de ‘pétrole de l’avenir’ « Vous devez ne pas laisser tomber votre pays et vous investir à son service. Il ne faut pas se résigner. La Tunisie peut compter sur ses valeureux enfants. Ne perdez pas patience, ni confiance en l’avenir, il faut vous armer d’une grande volonté de résistance et de capacité d’agir pour forger le lendemain. »

 

Puisse notre pays continuer à être exceptionnellement normal et démocratique. Il y aura plus que contribué, grâce lui en soit rendue.