L’étoffe des zéros

L’étoffe des zéros

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Dans les années soixante, à l’époque où les tenues sportswear étaient encore une denrée rare même si moins inaccessibles qu’auparavant, les dirigeants d’un club tunisois firent l’acquisition pour leur section de handball de polos Lacoste à leurs couleurs. Les polos en question devaient servir de maillots pour les matches. Comme de coutume à l’époque, les numéros étaient cousus dans le dos des étoffes et non imprimés. Après match, au lieu de les laisser comme d’habitude à la blanchisseuse du club, les joueurs demandaient à les reprendre avec eux pour les laver, jusqu’à la rencontre suivante. Parce qu’en fait, entre un week-end et l’autre, un match et un autre, les petits malins s’amusaient à découdre (puis recoudre avant le match) les numéros pour pouvoir parader avec leurs beaux maillots sur l’Avenue.

 

 

On a tendance à l’oublier aujourd’hui qu’il est une des références du chic (et l’un des morceaux d’étoffe les plus chers…), mais le polo Lacoste est à l’origine une tenue de sport, conçue par l’un des meilleurs tennismen de sa génération qui lui a donné son nom et symbolisé son surnom (le crocodile, c’est lui). Fred Perry, Bill Russel, Adolf dit « Adi » Dassler, son frère Rudolf surnommé le Puma, d’autres encore, ont suivi avec les mêmes raisonnements. Mais ne nous y trompons pas : si à la base, c’est une innovation destinée au sportif de haut niveau, c’est extrêmement rapidement devenu une industrie à vocation massive –René Lacoste commercialisa son polo originel à destination du grand public l’année qui suivit sa conception et son utilisation en match, et finit par associer le crocodile au lion en donnant son nom à une ligne de voitures Peugeot.

 

Aujourd’hui, certains recrutements du business milliardaire mondial qu’est devenu le sport professionnel ne sont basés que sur la perspective de vendre des maillots, tant leur commercialisation est devenue un élément de financement pour les clubs au même titre que les droits de diffusion, les recettes de billetterie et le sponsoring. Mais ce n’est que relativement récent. Tout comme il fallut une bonne vingtaine d’années pour penser à jouer avec un même maillot pour tous les coéquipiers (ajoutez encore quinze ans pour différencier le gardien, et quarante pour se dire que des numéros dans le dos étaient une valeur ajoutée), il fallut patienter jusqu’au milieu des années 1970 pour que Leeds United songe à créer avec Admiral (la société qui cassa le duopole Bukta-Umbro au Royaume-Uni) des maillots à destination des fans. Aujourd’hui, les clubs en proposent parfois jusqu’à six par saison sportive, et les vendent 80 € pièce -au cours du jour, 265 dinars environ. Mais rassurez-vous, un exemplaire dix fois moins cher est toujours proposé à Bab Bhar et de toute façon, les gamins grandissent, le déchirent, ne rentrent plus dedans six mois après et hop ! le nouveau modèle est déjà sorti entre-temps.

 

 

Au niveau des joueurs, sans aller jusqu’au développement d’une marque entière et sans non plus faire juste l’homme-sandwich, nombre d’entre eux s’associèrent à un produit en rapport avec leur art (Uwe Seeler, Don Budge , Pelé…). Nous n’en étions plus comme dans les années 1880 à ce qu’un joueur se tienne lors du marché de Noël devant le stand d’un vendeur de dindes (l’idée a perduré en Tunisie, où un joueur international, arianais d’origine, était « convié » à rester comme une potiche devant une boulangerie de la cité des roses pour y attirer des clients il n’y a pas si longtemps encore…). Mais le joueur emblématique en matière de commercialisation de son image et qui ouvrit la brèche dans laquelle tous s’engouffrèrent fut Johan Cruijff, premier à batailler pour les droits de ses partenaires, mais surtout ensuite contre sa fédération pour son droit à ne pas devoir porter un maillot de l’équipementier officiel Adidas. Il se fit faire un maillot orange à deux lignes, pour bien marquer sa différence, que Puma considère comme sa plus belle réussite de l’histoire. De nos jours, après que le record de ventes ait été établi à près de trois millions de maillots en une saison par Manchester United, Cristiano Ronaldo a fait vendre plus d’un demi-million d’unités le lendemain de sa signature -soit plus que toute sa nouvelle équipe lors de l’entière saison 2015-16. À noter que son maillot est lui aussi disponible, Porte de France pour un prix tunisifié. 

 

Trente ans après les Lacoste de handball, au milieu des années 1990, la jeunesse branchée se mit à sortir le soir vêtue de maillots de football. Juventus, Milan, ou Ajax au début. Les clubs tunisiens ensuite. La boucle était bouclée. Heureusement, cette mode dura à peine plus longtemps que la tectonik...