L'art de Rue ou comment résister par la création

L'art de Rue ou comment résister par la création

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“Le premier acte citoyen qu’effectue un être humain, commence quand il est enfant, lorsqu’il fait son premier pas dans son quartier. Être citoyen, c’est être dans la rue”. Zeineb Farhat

 

Le vendredi 24 janvier 2017, à Dar Bach Hamba, s’est déroulée la manifestation de clôture “Art de Rue et Changement Social en Tunisie”. Concocté par l'équipe de “Drama, Diversity and Development” (DDD), le projet consiste à déployer le potentiel des associations et structures dans la région MENA, notamment en leur apportant une aide financière. Fanni Raghman Anni, Art Solution, Association tunisienne de théâtre d'enfants et de jeunes (ATTEJ) et Danseurs Citoyens étaient de la partie.

 

De la Réappropriation de la Rue par les Arts :

 

“La liberté et la réappropriation de la rue par les arts sont venus après la révolution. Cette rue, longuement propriété exclusive des autorités, a vu sa nature et son statut totalement changés. Elle est devenue citoyenne. Aucun texte de lois n’interdit à l’artiste ou au citoyen de sortir dans la rue, et en faire ce qu’il veut dans la limite du respect et du civisme.”

Zeineb Farhat, directrice de l’espace de création et d’art “El Teatro”, présente lors de l’événement.

 

Et pourtant …

Rappelons-nous de l’affaire de Zwewla, un groupe d’art graffiti, dont les deux membres ont été arrêtés le 7 novembre 2012 à Gabès, pour “avoir tagué sans autorisation, violé l'État d’urgence et propagé de fausses informations qui peuvent atteindre l’ordre public”.

 

6 juillet 2013, le Kef, Fanni Raghman Anni, troupe de 19 artistes-interprètes, arrêtée en pleine représentation dans la rue pour “atteinte à la pudeur”.

 

11 avril 2016, El Fan Sleh, troupe musicale de 4 artistes, arrêtée pour avoir joué de la musique en plein centre ville, puis relaxée après s’être engagé à “ne plus le refaire”.

 



 

L’art de rue, cet art nouveau qui s’inscrit depuis quelques années, et surtout après la “Révolution” dans le paysage urbain. Allant des graffiti, aux concerts improvisés sur les trottoirs, l’art de rue est assez inédit mais grandissant et prenant de l’ampleur en Tunisie.

 

On peut nous sortir des lois archaïques et passéistes, et c’est à l’artiste-citoyen de les transgresser afin de disposer de toutes ces libertés, ne manque pas de rappeler Zeineb Farhat, avant d’ajouter, ces places des arts qu’on n’arrête pas d’inaugurer dans chaque ville par le ministère, on le fait certainement pour des raisons politiques que j’ignore, mais moi je lance un appel aux artistes jeunes et moins jeunes pour les occuper et en tirer profit”.

 

Tirer profit de l’espace public pour son art, c’est dans cette optique que s’inscrit le travail de certaines associations et collectifs d’artistes pour promouvoir leur art.

 

Les gens ne vont plus au théâtre, c’est pour cela qu’on avait décidé d’en sortir”. C’est en ces mots que s’est adressé à l’auditoire Chorki Bahri, président de l’ATTEJ lors de cette cérémonie. “Vivant dans un pays où avoir des subventions du ministère de la culture n’est pas garanti, où disposer d’un espace convenablement équipé n’est pas donné à tout le monde et impacter son public n’est pas mince affaire, notre association avait misé sur l’art de rue.

 

Le projet de l’ATTEJ, Kar’na, financé au sein du projet DDD, est un bus ambulant qui a pour but de circuler dans les zones rurales et de donner des spectacles, montés pour la rue autour de la thématique du racisme. A mi chemin entre l’art de rue et l’espace culturel, cet espace ambulant a connu un succès auprès du public selon son initiateur. “On n’a pas de chiffres exacts, mais on a touché plus de 3000 personnes”. Et pourtant, le théâtre de rue n’a pas de statut et n’est pas reconnu par le ministère comme une discipline à part, “nous sommes pourtant des professionnels de l’art du spectacle”, regrette Chokri Bahri.

 

L’art va vers la rue quand il n’a pas d’espace pour évoluer, comme il peut y rester parce c’est là qu’il nait.

 

De formation ingénieur en informatique, Chouaib Brik, danseur, producteur et fondateur de Art Solution, association dédiée à la culture Hip-Hop, nous explique que : “exercer l’art de rue est naturel quand on vient de la rue. C’est là qu’on apprend, et c’est là qu’on a ses repères.”

 

Ayant pour projet au sein de la DDD, la réalisation et la production d’un film documentaire « Voices in the Distance, Stambeli heritage », le film a pour thématique, une recherche musicale et fusion entre la danse populaire, hip-hop et stambeli. Plusieurs problématiques dites “jeunes” y sont traitées, concernant, la jeunesse, le patrimoine et la mémoire populaire.

 

“Un artiste en Tunisie, qu’il soit musicien, danseur, ou autre, peut être excellent dans son domaine d’activité, être engagé, pouvoir changer les choses, et pourtant être paralysé par le système”, conclu-t-il.

 

En effet, une problématique a été relevée lors de cette rencontre, celle de l’accès des artistes aux réseaux de financements.

 

De l’accès des artistes aux rouages des finances

 

“Si tu as un bon niveau en tant que danseur en Tunisie, ce n’est pas suffisant. Il faut s’y connaitre en communication, en management, en entrepreneuriat et en écriture de projet pour avoir accès à certains financements pour produire ses créations”, affirme Chouaib Brik, non sans amertume.

 

Le DDD, projet financé par l’Union Européenne dans le cadre du programme Med Culture, a alloué des bourses pour des créations et des projets artistiques qui ont pour thématiques, la promotion des diversités culturelles et le changement social positif à travers l’art de rue.

 



 

Silvia Quattrini, chef du projet “Drama, Diversity and Development”, explique que l’idée au départ, vient d’une organisation basée à Londres “Minority Rights Group” qui milite depuis les années 60’ sur la question des minorités religieuses, ethniques et linguistiques, “En moyennant l’art de rue, nous cherchons, encourageons et finançons à hauteur de 80%, les projets artistiques qui ont pour objet la promotion de ces diversités. Au cours de ces 3 dernières années, nous avons lancé des appels à proposition, et avons retenu 19 projets au total entre 2014 et 2016, un peu partout dans la région du MENA”.

 

Les projets au sein de ce programme, ont profité de financements importants, selon Silvia Quattrini, pour financer les différentes étapes desdits projets. Entre recherche, écriture, ateliers, créations et productions, ces travaux ont été effectués avec la collaboration des minorités, afin d’avoir leurs touches et leur avis sur les projets et les sujets qu’ils traitent. Le programme a garanti également la mobilité des porteurs des projets d’un pays de la région à un autre, dans la même optique d’ouverture culturelle et de diversité.

 

Sur ce sujet, le fondateur de Art Solution s’est prononcé comme suit : “Si tu te suffis à être artiste; tu finiras comme tout le monde à galérer pour payer un express qui ne coûte que 400 millimes.”, c’est ce que confirme à son tour Asma Kaouech de Fanni Raghman Anni en soulignant : “Avoir un support financier est difficile. En ce qui concerne notre collectif, on a répondu un appel à candidature du DDD, qu’on a trouvé sur internet en 2011. Ce fond nous a permi de restructurer notre association et d’implémenter notre projet Zemeken”.

 

Projet destiné à faire de la recherche, et à proposer des alternatives dans une narration artistique afin de protéger la culture amazigh, Zemeken a permi à Kar’na de prendre conscience de l’existence du fond et d’en bénéficier. C’est ce que rapporte anecdotiquement Chokri Bahri, président de l’ATTEJ.

 

Les artistes ont du mal à se produire, car pour le faire il faut être au courant des appels à candidature, être éligible, et surtout savoir “vendre son projet”.

 

“Il y a par contre des rédacteurs, qui ne sont ni les exécuteurs réels ni les concepteurs, qui disposent de toutes les ressources. J’en connais qui ont bénéficié de financements à hauteur de 120.000 euros, des financements qui auraient pu faire la différence pour des porteurs de projets”, regrette Chouaib Brik avant d’ajouter, “pire encore, un rédacteur n’est pas forcément un bon gestionnaire, de ce fait, il se trouve parfois que le financement atterrit entre les mains d’une personne qui sait juste vendre une idée sans pour autant pouvoir l’exécuter, ni la gérer”.

 

Après la “Révolution”, la paranoïa collective concernant les financements a connu un succès dans les médias et les discours de certains politiciens, chose que souligne le jeune danseur et producteur Chouaib Brik : “Je ne suis pas dans cette paranoïa, personne ne peut t’imposer quoi que ce soit, mais il s’agit par contre d’être éligible dès le départ”.

 

L’éligibilité dans la société civile et pour les bailleurs de fond, est un axe principal si on aborde le sujet des financements. Par éligibilité d’un projet, on veut dire remplir certaines conditions et avoir une approche qui convient aux bailleurs.

 

“Parfois l’artiste se trouve en train de faire de la chasse à appel à candidature, continue Chouaib Brik, mais ces appels à candidature ont des thématiques précises qui ne sont pas forcément dans les domaines qui intéressent tout le monde. Et si un artiste s’intéresse à remplir les conditions au détriment de son art, il perd son authenticité et sa réelle vocation”.

 

Un réel dilemme dans lequel se trouve coincé l’artiste engagé et porteur de message et de cause sociétale, celui de trouver un compromis entre sa vision artistique et de savoir “vendre”. A ce paradoxe, Chouaib Brik a une solution.

 

“Être artiste c’est résister; c’est-à-dire trouver une manière d’intégrer le système sans faillir à son art, à sa cause et ses engagements citoyens et artistiques. Il ne faut pas attendre les bailleurs de fond, ni se soumettre pour être éligible. Pour moi l’idéal est de foncer en solo, miser sur l’autofinancement et se lancer dans des projets pilotes avec des ressources minimes si ce n’est nulles. Si on montre de quoi on est capable, les financements suivront, et les bailleurs de fond seront la à notre recherche et non le contraire”.

 

Dans la même optique, Zeineb Farhat insiste : “Les jeunes disposent aujourd’hui de références et de moyens dont notre génération n’a pas connu. La proximité et l’ouverture sur le monde, l’outil magique qu’est internet, mais surtout le cadre politico-social en ébullition est un avantage dont doivent profiter les jeunes artistes. Cet événement en soi est une chance pour faire son réseautage et apprendre à se faire connaître”.

 

Photos : Aroua Bida et Mariem Mechti