Le Mondial oublié

Le Mondial oublié

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Le sport en général et le plus populaire d’entre eux en particulier sont souvent utiles aux régimes musclés. Surtout lorsque les résultats sur le terrain vont dans le ‘bon’ sens. Histoire que le peuple soit content. Si en plus la manifestation sportive se fait à domicile, pour montrer au monde entier comme le régime est capable, c’est la martingale -surtout pour le happy few des grands argentiers de l’organisation. Sauf que, parfois, le ballon fait un faux-rebond, comme à Montevideo au nouvel an 1981.

La Coupe du Monde de football de 1978 en Argentine (celle qui sert encore aujourd’hui aux campagnes de publicité en Tunisie) fut un modèle du genre : bonne organisation, succès populaire, succès des locaux, juste quelques gouttes d’huile de la junte militaire quand ça grince un peu (arbitrage lors d’Argentine-Hongrie, succès sur le Pérou, désignation de l’arbitre en finale, réserves face aux néerlandais… Rien qu’une ou deux gouttes sinon ça tâche). Constatant cela, Washington Cataldi, l’un des dirigeants qui comptent dans l’Uruguay voisin et est au mieux avec la junte qui dirige le pays depuis 1973, se dit que ce serait bien de faire pareil chez lui. Problème numéro un, la junte ne veut pas. Ou plutôt, dans un pays à 100% d’inflation, elle veut bien que ça se fasse chez elle mais elle ne veut pas devoir s’en occuper (comprenez la financer) et donc la fédération uruguayenne non plus. Alors, où trouver les ressources ? Problème numéro deux : une Coupe du Monde s’organise (et s’attribue) longtemps à l’avance. Et les prochaines sont déjà prévues en Espagne (encore bien franquiste lors de l’attribution) pour 1982 et en Colombie pour 1986.

La Coupe d’Or des Champions Mondiaux

Cet intitulé long et indigeste comme un titre d’article de journal tunisois est le nom officiel du tournoi. Après tout, l’actuelle champion’s league s’appelle bien ‘coupe des clubs champions européens’ à l’Etat-civil. Bref, pour ne pas devoir organiser une phase finale de Coupe du Monde ni poireauter une quinzaine d’années, Cataldi va imaginer un tournoi réunissant les anciens champions du monde et lui donner le nom en question. Il a eu l’idée, il est copain avec Joao Havelange qu’il vient d’aider à être élu président de la FIFA, il reçoit donc l’approbation de la Fédération Internationale à qui il vend cela comme le cinquantenaire commémoratif de la première Coupe du Monde (organisée au même endroit). Et comme la ligne officielle du patron brésilien (lui-même alors en excellents termes avec la junte de son pays) est de ne pas juger de la politique des gouvernements qui organisent, tout roule et le problème numéro 2 est (partiellement) résolu. Reste que le nom à rallonge sera vite dédaigné pour celui de ‘Mundialito’ ( : petit mondial), qui serait à l’origine un sobriquet un peu moqueur imaginé par les argentins qui ne veulent pas qu’on fasse de l’ombre à ‘leur’ Mundial, celui remporté par Kempes et Menotti.

Pognon’s league

Demeure le souci du financement de l’épreuve. C’est là que, comme souvent dans le sport professionnel, les intérêts particuliers s’en mêlent. Cela semble couler de source aujourd’hui, mais à l’époque, les financements des grandes manifestations sportives sont publics. La Coupe d’Or des ch… Bref, le Mundialito va créer un précédent après lequel plus rien ne sera comme avant. Il va se financer grâce à des fonds privés, et on va retrouver de tout, dans les généreux intermédiaires mû comme de bien entendu par le seul intérêt du sport. Un homme d’affaire uruguayen d’origine grecque qui fera un détour par la case prison, quelques businessmen liés à la NASL américaine de l’époque qui déposera le bilan quelques années plus tard, et un entrepreneur italien actif dans l’audiovisuel et avide de briser le monopole de la télévision publique de son pays, Silvio Berlusconi. C’est lui qui achète les droits de diffusion de l’épreuve (désormais prévue au nouvel an 1980-81) et les redistribue ensuite, mettant ainsi pour la première fois le pied à l’étrier de la retransmission sportive (que d’emblée il enrobe de spectacle de variété). On a juste oublié de lui préciser que la télé locale n’a pas la couleur, mais comme pour ‘Argentine 78’, on va installer des émetteurs en couleur -pour le signal international, les locaux n’auront que la version en noir et blanc…

Le couple football-télé, l’argent brassé par flots, la publicité envahissante, l’évènement basé sur invitation plutôt que sur mérite sportif, tout y est, le Mundialito préfigure quasiment les orgies contemporaines de retransmission ad nauseam. Sua emittenza en retiendra le concept et créera six mois après ce tournoi le ‘mundialito des clubs’, dont les critères de participation seront moins de valeur sportive que de médiatisation... Reste pour les organisateurs à faire venir les six sélections alors déjà titrées mondialement. Et là aussi il y a des soucis : si les sudaméricains n’ont rien à dire, les européens se font plus tirer l’oreille. Pour des raisons tant politiques que de calendrier. Les anglais s’excusent, officiellement parce que leur championnat (de 42 journées) bat son plein à cette époque de l’année -et aussi parce que l’Amérique du Sud leur est terrain hostile. On appelle les néerlandais pour les remplacer, qui après débat envoient leur équipe B formée exclusivement de joueurs locaux. Les italiens hésitent, eux qui accueillent bon nombre de réfugiés politiques uruguayens. Ils iront, après débat là aussi, mais leur sélection est encore sous le choc du scandale du Totonero (des paris clandestins ayant entraîné des matches truqués, quelque chose d’impensable chez nous). Seuls les allemands qui en ont vu d’autres point de vue dictature envoient toutes leurs forces. Au final, le plateau reste prestigieux et relevé, reste à l’organiser bien comme il faut.

« Marque un but à la dictature »

Et là aussi, les ‘orientaux’ uruguayens ont bien appris de leurs voisins argentins, copiant même la mascotte. Le tirage au sort met leur ‘Céleste’ dans le groupe avec les Pays-Bas et l’Italie, les moins redoutables équipes, laissant dans l’autre groupe triangulaire Argentine, Brésil et Allemagne. Le hasard fait bien les choses… Le calendrier aussi : un mois avant l’épreuve, désormais ficelée et labelisée FIFA, la junte uruguayenne a prévu de se faire légitimer populairement par un plébiscite. Sauf qu’elle n’a pas tout compris et qu’elle laisse ce dernier se dérouler en toute transparence : le ‘non’ (à la dictature) l’emporte avec 57% des suffrages. Pour l’opposition, qui a détourné les affiches du mundialito pour sa campagne (notamment en retournant un slogan en ‘marque un but à la dictature’), c’est une surprise autant que pour le pouvoir en place, qui sait désormais que ses jours sont comptés (il restera cependant encore en place durant un bon millier de ceux-ci…). Pouvoir qui, en plus de cogner encore plus fort sur ses opposants, va s’employer un mois durant à récupérer le tournoi pour se redonner une popularité après ce but contre son camp.

La junte commence par vouloir privilégier la chanson officielle de la ‘Coupe d’Or’, un machin lourdingue tenant du couplet politique, au détriment de l’hymne officieux du tournoi, une chanson pop bien dans son époque. Problème, la Misk locale tient bon et quoique ne la diffusant qu’après 22h, en fait un succès. Les joueurs eux en profitent et demandent une voiture chacun en cas de succès, ce qui est plus prudent qu’une prime en peso dévalué (ça me rappelle ces joueurs en Tunisie demandant un appartement comme prime de signature). Les argentins, dont le sélectionneur profite du tournoi pour mixer les champions du monde de 1978 (seniors) et de 1979 (juniors, Maradona et Diaz notamment), se font caillasser et insulter en pleine rue sans que les forces de l’ordre ne bronchent. Elles seront plus promptes à réagir lorsque Brésil-Argentine se termine en bagarre générale… Les italiens, qui osent résister à leurs hôtes, subissent un penalty qui débloque leur match du premier tour (qu’ils terminent à neuf) et ouvre la voie de la finale aux locaux. Ces derniers auront une semaine pour s’y préparer, soit le double de leurs adversaires brésiliens.

Mais le public montevidéen n’en a cure. D’abord sonné par le résultat du plébiscite, il fait désormais la fête et rempli le stade du Centenario (qui accueille tous les matches). Il profite du tournoi pour hurler la chanson qui passe de facto sur toutes les antennes. Il scande à chaque rencontre que la dictature va chuter. En fait, tout le contraire de la CAN 1994 à Tunis et des élections ayant suivi un mois et demi plus tard. Et ce public voit son équipe remporter -à la force du jarret mais sans contestation possible- la finale 2-1, le même score face au même adversaire que lors d’une finale historique trente ans auparavant au Maracana. Ironie du sort, quand les officiels militaires viennent prévenir le staff que c’est OK pour la prime d’une automobile, le Brésil égalise… Comme deux ans auparavant à Buenos Aires, la fête est populaire, et le futur président de la République Pepe Mujica, alors embastillé, dira que ce fut le seul cas de joie partagée entre toutes les factions du pays, y compris geôliers et prisonniers. Mais les circonstances glauques du Mundialito, sa récupération, son association à une période crépusculaire pour tous -doublée d’oppression pour certains- feront qu’une fois la fête finie, tous en tourneront la page. Jusqu’à l’Association Uruguayenne de Football, qui ne rend compte de l’évènement nulle part. Comme si tous souhaitaient oublier un moment d’égarement.

Rétrospectivement, le tournoi de la junte aura tout de même servi son camp politique : il aura permis au futur chef populiste du gouvernement italien d’acquérir une dimension (inter)nationale et d’entamer une carrière fructueuse.