Sicca Jazz Day #3: Moderato cantabile

Sicca Jazz Day #3: Moderato cantabile

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Six heures du matin. Les gazouillements du canari de notre hébergeuse, madame Naima, me réveillent. Elle y tient à son Serin et nous demande tout le temps de fermer la porte en rentrant. «Si vous ne fermez pas, il risque de s’envoler», insiste-t-elle. Sa maison est un ensemble d’objets hétéroclites où le mot «Allah» calligraphié est accroché sur chaque mur. Naima ne badine pas avec le Tout-Puissant.

 

Hier soir au festival, c’est un oiseau d’un tout autre genre que nous avons rencontré : Hamideddine Bouali, célèbre photographe tunisien. Je le vois monter sur scène, coller aux musiciens. En dépit des rappels à l’ordre, il la voulait sa prise. Après chaque déclic, il mettait ses lunettes, regardait son écran et revenait à la charge. Je ne pouvais pas ne pas comparer sa démarche à celle des autres photographes. Certes Bouali appuie moins que les autres sur le déclencheur, mais la rareté de ses captures n’en garantit pas moins la magie de ses photographies.

 


Hamideddine Bouali , l'oiseau photographe.

 

9 h : Café sans sucre et omelette trop cuite pour commencer la journée. Mes voisins de table, un bad boy tatoué et une femme aux tresses blondes, se disputent. Difficile de ne pas tendre l’oreille pour écouter ces deux personnages. Les endroits manquent pour les couples, l’intimité est inexistante pour les célibataires. On présente les établissements comme étant mixtes ou pas mixtes, comme au Miramar, ou en improvisant des annexes pour le mélange «des genres». Même quand la Kasba swingue, dans la partie B (places debout) les filles et les garçons se côtoient à peine, contrairement aux spectateurs de la partie A. Pour comprendre «les fissures, les hiatus et les points de friction» de Sicca, il faut, comme dit Perec, lire les «espèces d’espaces» de la ville.

 

Les enfants de Makhlouf endossent des mœurs aussi dures que les pierres de la Kasba. Si, lors des lives ils dansent, chantent et montrent leur enthousiasme, dans la rue en revanche, les filles marchent vite en baissant le regard, et les garçons scrutent l’horizon, assis sur la muraille de la citadelle. 

 


Crédit Photo: Rym Haddad

 

10 h : Sidi Bou Makhlouf, sur sa tour perché, tenait dans sa main une bougie allumée.

 

Voilà deux siècles que le Saint Patron surveille la Kasba en écoutant les chants provenant du café qui porte son nom. À l’intérieur, je rencontre Zmorda, son arrière-arrière-petite-fille, elle porte bien sa vieillesse et fait preuve d’une gentillesse presque racoleuse. Elle m’offre une bougie et me demande d’enlever mes chaussures : «Il n’aime pas ça!», me dit-elle. Cela fait 35 ans que Zmorda vit et prie dans ce sanctuaire. Je monte la tour, un escalier étroit en escargot qui me donne le tournis, je suis dans le ventre du minaret. Arrivée en haut, je tombe sur une vue qui m’inocule la puissance. 

 

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Mausolée Sidi Bou Makhlouf. Crédit photo: Rym Haddad


Crédit photo: Rym Haddad

 

11 h : Défilé des motards VIP. Organisé dans le cadre du festival, le spectacle sur deux roues a attiré une foule de curieux. Des hommes en combinaison ont fait le tour de la ville à la Mad Max sur les hauteurs de Sicca Veneria.  

 

À la place Sidi Makhlouf, j’entends le son d’une «Zokra» et d’un «Tabbel». Je découvre la cour d’une basilique, des fillettes y dansent en imitant leurs mères et des garçons courent à perdre le souffle. Un marché de souvenirs improvisé se trouve à l’entrée. Une ambiance folklorique pour attirer les touristes, pendant que les jeunes restent attablés au café Sidi Bou Makhlouf.    

 


Crédit Photo: Rym Haddad

 

21 h : Kenny Garett et ses musiciens arrivent sur scène. Fumée blanche et «Seeds from the Underground», la soirée s’annonce épique. Le talentueux saxophoniste improvise sur de la pop presque funky. Ses sonorités généreuses, appréciées par Miles Davis, Art Blakey et Ron Carter, sont une ode à la liberté, à l’exubérance et à la spiritualité.

 

Ce soir le chapiteau est plein à craquer, l’audience tape des mains, au moment où les percussions entrent en jeu, les corps se déchaînent, femmes, hommes et enfants dansent, lâchés sur fond de hard bop et de funk.

 

Kenny Garrett leur demande de se rapprocher de la scène, emporté par la foule, il ne regarde plus l’heure. «Are you happy people?», demande-t-il au public qui répond avec un «yes» énergique. Le jazz n’est-il pas né, avec les Africains déportés, pour, à la fois, exprimer les souffrances et les atténuer?

 


Crédit Photo: Seifeddine Lakhlifi