Une méprise appelée « ligne éditoriale » …

Une méprise appelée « ligne éditoriale » …

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Pourquoi faut-il passer outre les propos d’un bailleur de fonds qui vous regarde avec cynisme pour vous dire : « Votre projet est bien mais je ne peux pas le produire, il ne fait pas partie de ma ligne éditoriale » ? Eh bien, parce que les lignes éditoriales sont, chez certains, fictives.

 

Concept emprunté à la presse, la ligne éditoriale de la plupart des médias est mise en place par le rédacteur en chef qui en a préalablement défini les grandes lignes avec le ou les propriétaires du média en question. Il y a un point de vue à défendre et un style à travers lequel les informations sont transmises.

 

On veut parler de ligne éditoriale dans les sociétés de production de cinéma ? Soit ! Mais que le producteur veuille imposer aux réalisateurs un style unique d’expressivité, cela s’appelle de l’anti-cinéma ; L’art étant foncièrement un appel à la diversité, à la singularité, surtout quand on n’a pas d’industrie cinématographique qui ne prend en charge un projet de film que lorsqu’il est pré-vendu à plus de 70% à des canaux de distribution.

 

Il est impossible de faire de l’industrie avec des moyens artisanaux. Et il est, également, impossible de mimer les industries quand on peine à créer une cinéphilie solide et diversifiée (ainsi que des salles de cinéma pour les accueillir).

 

Prenons l’exemple de la société de production EuropaCorp dirigée par Luc Besson. On y voit une bonne centaine de films produits allant de la comédie au thriller psychologique. Comme la société a plusieurs filiales et donc, plusieurs actionnaires, il arrive que le choix de production change au fil des années et selon les chiffres de vente. Ceci ne touche, bien sûr, jamais le contenu des films mais le type d’investissement. En 2013, et suite à une série d’échecs dans la distribution à l’international, l’un des actionnaires pousse à l’arrêt de la production des publicités et des films d’animation et à stopper l’édition des livres ce qui a engendré un changement dans les collaborations avec les partenaires financiers. Jamais cette action n’a touché à la collaboration avec les réalisateurs qu’ils soutiennent.

 

Mis à part l’engouement, de plus en plus évident, de Luc Besson pour l’écriture, la réalisation et la production de thrillers et de films policiers, la diversité du contenu et des styles des films produits par EuropaCorp est toujours à son apogée.

 

En des termes plus clairs : un producteur qui décide de ne faire que des documentaires de revendication, par exemple, peut parler de ligne éditoriale. Par contre, un producteur qui fait des documentaires, des fictions longues et courtes et parfois expérimentales, des films institutionnels et des feuilletons, le tout allant du drame à la comédie, ou un producteur qui aide des films dont les thématiques vont du sport à la frustration sexuelle en passant par des sujets comme la révolution ou le terrorisme ne peut parler de ligne éditoriale.

 

Donc, que veut dire une personne qui vous lance aujourd’hui, alors que le cinéma tunisien est en pleine gestation, « Tu ne fais pas partie de ma ligne éditoriale » ? Quelles fonctions a cette phrase en réalité ? Essai de compréhension :

 

-Fonction de substitution : Plus chic, elle remplace la fameuse réponse des années 90-2000 : « On n’a pas d’argent ! On va bientôt couler ».

 

-Fonction litotique : Elle atténue « Tu ne fais pas partie de mes intérêts ».

 

-Fonction de copinage : Elle évite d’avancer des propos comme « J’ai un poulain, si je te produis, il va tomber malade ».

 

-Fonction de marchandage : « Je gagne quoi en contre- partie ? ».

 

-Fonction de surestimation de soi : « Même MGM n’a pas de ligne… Moi, par contre, j’en ai  … ».

 

-Fonction de dissimulation 1 : Elle évite de faire une déclaration du genre « J’t’aime pas du tout ».

 

-Fonction de dissimulation 2 : Elle sert à vous vendre un cinéma Has-been comme étant un cinéma branché. Genre, quand on se fait inaccessible, on se fait désirer (en référence à l’imaginaire poétique d’il y a 17 siècles).

 

-Fonction d’autocensure : Elle troque « Je ne voudrais pas aborder un sujet pareil ».

 

-Fonction de suivisme : « Ah ! D’autres vous ont parlé de leur ligne éditoriale ? Et bien… moi aussi j’en ai une… ».

 

Laquelle ?

 

« Euuuuuh… la même ligne que les autres… ».

 

Fin de la blague.

 

La liste des fonctions est longue mais l’argument de la ligne éditoriale semble un peu curieux aujourd’hui en Tunisie surtout que les nouvelles expressivités commencent à peine à sillonner leur chemin.

 

Quels instigateurs pour un cinéma différent si la différence est de prima bord rejetée ? Est-ce plutôt la peur de perdre un marché de vente qui peut durer encore un moment ?

 

Dans ce cas, un réalisateur, qui est en même temps producteur, n’a pas le droit d’évoluer cinématographiquement. Sinon, il sera dans l’obligation de s’auto exclure de sa propre société de production parce qu’il ne correspond plus à la ligne éditoriale qu’il a préalablement établie.

 

Chez certains, l’argument de la ligne éditoriale devient presque la preuve d’une sclérose intellectuelle plutôt que celle d’un choix artistique.

 

D’autant plus que cet argument n’est avancé que devant des projets de femmes et ce, par des hommes et par des femmes… Fonction misogyne ? Peut-être… Il fallait draper le personnage féminin d'une étoffe rouge et le laisser se tortiller devant un miroir pour qu'il découvre enfin son corps à l'âge de 50 ans…

 

Ah ça ! Ça fait une ligne !

 

Bien sûr qu’il y a des producteurs et des productrices qui prennent des risques et qui font preuve de « tolérance artistique » en toute discrétion et je les salue vivement. Ce sera grâce à eux qu’un cinéma tunisien différent et non stéréotypé naîtra.

 

Sinon, il me semble, honnêtement, que certains croulent encore sous le joug de la pensée unique, de l’expression unique…

 

Révolution cinématographique, où es-tu ?