Youssef Seddik et Sonia Dayan-Herzbrun : L'altérité a besoin d’un nouveau visage!

Youssef Seddik et Sonia Dayan-Herzbrun : L'altérité a besoin d’un nouveau visage!

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« Carte blanche à Youssef Seddik » est un rendez-vous incontournable des mardis de l’IFT, où l’on peut rencontrer les invités du penseur tunisien. Parmi eux, Sonia Dayan-Herzbrun est venue secouer le débat en introduisant un certain nombre de dissonances et de nouvelles perspectives.

 

« Philosophe organique », « sociologue de l’actuel et de l’immédiat », c’est en ces termes que Youssef Seddik a introduit son invitée de la semaine, Sonia Dayan-Herzbrun. Cette lauréate du prix Frantz Fanon 2016, décerné par la Caribbean Philosophical Association, a revisité la théorie critique, la sociologie de la domination et les perspectives féministes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, à partir d’un point de vue situé.  

 

Issue d’une famille de réfugiés, apatride jusqu’à l’âge de 17 ans, Sonia Dayan-Herzburn parle d’un sujet qu’elle maîtrise, de son vécu, elle s’inspire de Fanon et d’Édouard Saïd et pense à partir de sa propre souffrance.

 

 À travers une balade dans la littérature et l’actualité, elle a essayé de définir le statut des immigrés, des exilés et des réfugiés dans le monde.

 

L’exposé de la philosophe est parti d’une notion générale, celle des migrations forcées. Ces migrations, nous dit-elle, existent depuis toujours « les populations humaines se sont toujours déplacées », d’Afrique en Amérique du Sud ou au nord de l’Asie. Il ne s’agit nullement de déplacements colonialistes bien entendu.

 

« Deux phénomènes ont donné à ces migrations un autre visage, l’exode rural et la migration économique » nous dit-elle.

 

À partir du 19e siècle, les choses se sont accélérées avec les guerres, les révolutions industrielles et tous les grands bouleversements qui ont secoué le monde.

 

Les migrations deviennent plus violentes, elles prennent parfois la forme d’épurations ethniques comme c’est le cas en Palestine.

 

La Partition qui a divisé le territoire indien en 1947, est un bel exemple des violences subies par les populations. Aboutissant à la création du Pakistan, la division a été faite sur la base de la confession, mettant une ligne entre les musulmans et les hindous.

 

Cette séparation a engendré des massacres entre les populations concernées et des migrations massives impliquant quelque 14 millions de personnes.

 

« Elle a été accompagnée de violences dont on souffre encore jusqu’à aujourd’hui », commente la philosophe.

 

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Sonia Dayan-Herzburn Crédit photo : Hajer Boujemâa

 

Immigrés, exilés et réfugiés :

Les immigrés sont les absents, ils sont synonymes d’une double absence selon une expression du sociologue Abdelmalek Sayad que Sonia Dayan-Herzburn reprend. Ils sont absents dans le pays qu’ils quittent ainsi que dans celui où ils s’installent.

 

L’exil par contre, a une dimension romantique, « quelquefois aussi tragique » souligne-t-elle, et, l’absence y devient synonyme de présence. « Présente absence » de Mahmoud Darwich, le rocher à partir duquel Victor Hugo surplombe son pays depuis son exil ou encore Averroès qui, « depuis son exil n’en a que mieux pensé » sont des exemples qui sont venus enrichir le discours de Sonia Dayan. L’image de l’exilé devient élitiste, elle occupe une place privilégiée dans la littérature.

 

La troisième marche du podium est attribuée aux réfugiés, qui, finalement, ne sont que des nombres, des chiffres, des statistiques sans noms ni visages. « C’est une masse indistincte dont les composantes ne sont pas autorisées à dire ‘je’ ». Être réfugié c’est perdre son identité, sa dignité aussi.

 

Ils sont mal vus, ils sont suspects, ils sont « coupables des malheurs qui se sont abattus sur eux » continue-t-elle à nous expliquer.

 

Le décret de Trump qui limite l’accès au territoire américain à 6 pays à majorité musulmane, le décret voté par le parlement hongrois qui met automatiquement en détention provisoire les réfugiés, dans des zones de « transit » faites de conteneurs et de barbelés… c’est un peu ce qui résume la situation actuelle des réfugiés dans le monde. Cantonnés dans des camps, qu’on appelle ‘jungles’, ils sont pointés du doigt comme dans l’affaire de Cologne au Nouvel An. « Parmi eux, comme dans toute population, il y a une proportion de prédateurs sexuels », indique Sonia Dayan pour remettre les pendules à l’heure : « On n’accepte les réfugiés que comme victimes dépouillées de leur dignité d’être humain ».

 

Esthétisation déshumanisation

Les réfugiés font la une des médias, ils sont photographiés, caricaturés, leurs histoires adaptées au cinéma, leurs malheurs illustrés dans une forme d’esthétisation de leurs souffrances. Qui n’a pas vu la photo du petit Aylane, citée à juste titre par Sonia Dayan-Herzburn dans son exposé ? Pour elle, cette esthétisation tient de la déshumanisation : « On esthétise les morts, ceux qui tentent d’échapper à la noyade… on ne voit plus dans le réfugié l’être humain qu’il est. »

 

La question est d’abord éthique, nous dit-elle, celle de voir l’humain chez l’autre, mais elle est également politique, et « nous met en présence du nouveau visage du monde dans lequel on vit ». Les réfugiés sont « les hommes superflus, inexploitables »…

 

Ce qu’elle propose c’est de « donner un visage aux réfugiés, les écouter, les respecter », mais aussi de trouver une nouvelle politique. Elle cite Bertrand Badie qui a écrit : « Penser le monde, penser la manière dont nous sommes ensemble dans le monde et réinstaller l’humain au centre de tout ».

 

“En arabe, le mot exil est désigné exactement par le même terme que négation “nafyi” en mathématiques, ce sont deux forts synonymes” conclut, sur cette explication linguistique Youssef Seddik.

 

 

 

Crédit photo cover : Mehdi  Ahmadi